samedi 11 janvier 2025

D’aucun pays - La correspondance Shirley Hazzard et Donald Keene

 

Jusqu’au début des années 80, apprendre la langue japonaise en France signifiait transiter par l’anglais. Pas de manuel de langue en français, pas de dictionnaires bilingues poids-lourds. Des noms de japonologues anglophones entretenaient le bruit de fond et décoraient les tranches de livres de la petite bibliothèque de la faculté à Paris. Tuttle était la mystérieuse et séduisante maison d’édition mythique sise à Tokyo. A Jimbocho, la librairie éponyme est devenue depuis longtemps une boutique de sacs, et peut-être aujourd’hui une mangeoire. Le non-universitaire Lafacadio Hearn, le père de la japonologie historique britannique Chamberlain, le diplomate Edwin O. Reischauer, peut-être un Donald Richie, plus certainement un autre Donald Keene sonnaient bien plus une sorte de familiarité en devenir que les rares déités francophones nommées avec respect mais dans l’ombre tel un Origas. 

A Jussieu, on portait sur les épaules un uniforme obligatoire inexpliqué de complexe d’infériorité dont les tenants et aboutissants échappaient, sentiment de diminution par rapport au lointain pays lumineux et inaccessible de Paris III. Le japonais - l’effort de s’y plonger et ne pas s’y noyer, ou plus couramment sortir du bassin en courant dépité et honteux - était un bain anglais, avant tout américain. Ce qui m’arrangeait bien comme la mystique de l’ailleurs s’en trouvait ainsi doublée. 

C’est bien plus tard que ces noms d’acteurs ont pris formes de manière bien plus nette, pour occuper le terrain mental de ce qu’est être occidental blanc au Japon. On devrait, non, on doit distinguer le blanc européen non-anglophone du blanc anglophone, massivement perçu à tord aujourd’hui comme américain. De fait, je ne lis pas en conséquence la japonologie francophone et encore moins ses sbires contemporains non-universitaires au service du fétichisme grand public. A l’ère des Donald proéminents, l’individu Richie - Le Monsieur Américain de la Dame Yourcenar  de passage deux mois au Japon devenue ainsi japonologue poético-pythique - était le plus accessible, c’est à dire le moins imposant. Avec une chronique dans le torchon stratégique incontournable Japan Times auquel il donnait une certaine noblesse, Richie exposait une lecture-analyse détachée de son être à Tokyo qui ne vous donnait pas de leçon de réussite professionnelle et libidinique. Son crédo sans trémolo était de ne pas chercher à s’attacher mais à observer sur la crête. Il aurait pu dire à ce sujet perchoir.

L’autre Donald, le Keene, n’accrochait pas par mon manque d’intérêt pour la littérature de fiction. Donald le Keen lui était pour ainsi dire la version opposée de Donald le Richie, à ceci près qu’il était un apologiste passionné de la culture japonaise, à commencer pas sa littérature - du temps où la passion n’était pas pulsionnelle marchande. Il ne mettait pas en garde, la crête ni le perchoir pour lui n’existant pas, seul le bassin où se dissoudre - devenir japonais - faisant office d’objectif absolu et strictement personnel. Deux individus prônant un individualisme forcené mais dans le calme officiaient dans le même pays - Keene surtout en mode allers-retours tel un nomade numérique avant l’heure - Richie plutôt pénard à Ueno à y faire ses courses et entretenir sa sexualité dans le parc, ou étant sollicité pour guider des personnalités qui allaient écrire sur le Japon de manière docte et définitive - le ressenti étant la vérité - bien plus que lui le résidant de longue date. 

Keene allait presque aboutir enfin à la dissolution dans le bain japonais en optant pour la nationalité nipponne suite à 2011, avec en prime l’adoption d’un fils au sujet duquel flotte une aura gênée avec sourires de connivence dont le bienfondé m’indiffère. Sur la photo de sa pierre tombale à Tokyo, on lit son nom en katakana, certainement l’aboutissement et la preuve d’une dissolution - presque - totale. 


En octobre dernier, Columbia University Press a dévoilé le livre Expatriates of No Country, The Letters of Shirley Hazzard and Donald Keene, édité par Brigitta Olubas, une spécialiste de Hazzard. Une certaine Hazzard parce que je n’avais aucune connaissance de cette autrice, mais un ouvrage épistolaire avec un titre pareil qui mérite une conférence internationale de trois jours dans un endroit charmant avec buffet ne pouvait que provoquer une énorme envie de lire cela. C’est en cours. 


Keene entre le Japon et New York, et l’Australienne Hazzard surtout à Capri, un peu comme Miller à Paris puis la Californie via la Grèce, et Durrell surtout en Grèce avant de finir en France. Dans les deux cas, mais avec des circonstances de rencontre totalement différentes, on trouve le sel du carburant qui autorise l’échange épistolaire à fonctionner longtemps : empathie, sympathie qui augmente avec le temps, intérêts communs et curiosité pas de façade pour les intérêts de l’autre, l’absence totale de hiérarchie - les leçons quand données le sont avec humilité - et les rencontres au bout de voyages qui relancent la machine à s’écrire. Mais le titre de l’ouvrage - Expatriates of No Country - interpelle tellement qu’il subjugue, en attendant d’y voir plus clair peut-être d’ici la fin de l’ouvrage. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.